Le sacré s’oppose au profane, qui prédomine dans nos sociétés sécularisées
Dans nos sociétés sécularisées, dans lesquelles prédominent le profane et la matière persiste toutefois un fond archaïque et symbolique. En dépit de l’érosion des symboles et de la désacralisation du monde actuel, due à la pensée technique, réductionniste et binaire, l’homme ne vit pas dans un monde purement matériel et les comportements mythiques sont perpétués dans les personnages littéraires, les héros, guerriers, sportifs et les stars de cinéma. Le sacré s’oppose au profane étymologiquement. Le sacré est délimité, sanctifié, il se réfère au transcendant et à l’interdit, alors que le profane est ce qui se trouve à l’extérieur de cet endroit à ne pas transgresser. Le sacré incarne ce qui est supérieur à l’homme, ce qui est relatif au divin ; il est à la base de la structuration de l’humanité et incarne les valeurs cosmiques et universelles.
Le sacré à travers des médiateurs : archétypes, mythes, symboles, rites
Le profane est centré sur l’homme, il a une dimension anthropocentrique. Le sacré se reconnaît à travers ses fonctions de médiation, qui sont les archétypes, les mythes, les symboles et les rites. Claude Levi Strauss affirmait que les mythes contiennent la mémoire collective des peuples et sont dotés d’une puissance signifiante. L’auteur cite l’ouvrage intitulé « La puissance du mythe », écrit par Joseph Campbell, en collaboration avec le journaliste Bill Moyers. Selon Joseph Campbell, le mythe a quatre fonctions : mystique, cosmique, sociologique et pédagogique ; ce sont des modèles narratifs qui confèrent une signification à notre existence. Le psychologue Rollo May affirme que notre société moderne manque de mythes adéquats permettant à l’âme de communiquer ses besoins profonds et il nous exhorte à redécouvrir les mythes.
Le mythe sacralise l’histoire et fournit des guides et modèles intérieurs
Fernand Schwarz remarque que la désintégration des mythes et l’abandon de la confession par de nombreux chrétiens a coïncidé avec l’émergence psychothérapie dans notre société ; il prétend que les mythes et la confession exerçaient des effets régulateurs sur le psychisme collectif et permettait d’atténuer le sentiment de culpabiilité et les tendances névrotiques des individus. Selon l’auteur, le mythe effectue une liaison entre le temps historique et le temps primordial ; il sacralise l’histoire et lui donne une dimension transcendante ; il fournit également à l’homme des guides et modèles intérieurs, afin d’accomplir le dépassement de soi par les actes dans la réalité. Le héros, par exemple, est l’individu qui sera capable de venir à bout du cycle d’épreuves qui jalonnent son parcours. Face à ces défis, deux réponses sont possibles : les rejeter et provoquer l’hybris (la vanité), la démesure, ou choisir la voie héroïque, en les transcendant et assumer par conséquent son destin.
Le symbole, lien entre les mondes cosmique, divin et humain
Les symboles établissent un lien entre les mondes cosmique, divin et humain. Ils sont les « constituants irréductibles de notre conscience », Le symbole est un élément médiateur entre le profane et le sacré. Contrairement au matériel, qui est directement accessible, le symbole apporte une connaissance indirecte, il fait intervenir l’imagination ; il est lié à la représentation, qui est une réactualisation qui permet de rendre l’absent à nouveau présent. L’auteur cite l’exemple du feu : il peut être destructeur, purificateur, lié à la sexualité, ou encore à la joie. Ces significations vont au-delà de sa fonction utilitaire première. La forteresse de la Bastille, à Paris, ne désigne pas seulement une prison, elle est aussi un symbole de la Révolution et de liberté. Le symbole a une puissance évocatrice qui permet de relier des gens très différents autour de lui.
Chaque image a une double polarité : rationnelle et imaginaire
La pensée symbolique est inhérente à l’être humain ; avant de développer le langage et la raison discursive, l’esprit de l’homme a eu recours à des images pour saisir la réalité ultime des choses. Chaque image a donc une double polarité : rationnelle et imaginaire. Les images donnent accès à des compréhensions qui vont au-delà de la simple rationalité. L’auteur pense qu’il y a de nos jours une diminution de la capacité imaginative, ce qui aboutit à des hommes mécaniques et très dépendants des stimuli extérieurs. Le rationalisme de l’homme moderne l’empêche de pouvoir réagir à des symboles et des idées numineuses.
Les régimes de la structure de l’imaginaire : diurne, nocturne, synthétique
L’auteur énonce trois régimes différents, caractérisant la structure de l’imaginaire :
- Le régime diurne (solaire) : est caractérisé par la séparation et le dualisme (noir ou blanc) ; il fait référence à la pensée d’élimination et de sélection, c’est un régime de différenciation. Son aspect positif, c’est celui du héros.
- Le régime nocturne (lunaire) : les réalités peuvent être confondues, l’espace et le temps peuvent s’évanouir, il correspond à un monde de virtualité et de possibles.
- Le régime synthétique : il relie les aspects contradictoires et favorise l’harmonie des contraires dans une logique d’inclusion ; l’auteur cite l’exemple de l’arbre, qui a ses racines sous terre et ses branches dans le ciel, le tronc faisant la jonction entre le haut et le bas ; ces différents éléments font de l’arbre un tout intégré.
Toutefois, cette logique de la conciliation nous demande un dialogue entre la raison et l’imagination et c’est généralement le régime de l’imaginaire solaire (celui de la dualité, du bien et du mal), qui prime chez les individus.
L’auteur souligne l’importance du langage symbolique, qui permet une intercommunication entre la logique et l’affectivité, entre l’imaginaire et la réalité ; il est la source de la créativité artistique chez l’homme, qui est capable de représenter l’univers à l’aide de symboles.
L’homme profane conserve des traces du comportement de l’homme religieux
L’auteur fait référence à des auteurs d’ouvrages portant sur les religions et le sacré, tels que Mircea Eliade ou Rudolf Otto. Mircea Eliade affirme que l’homme profane, qui refuse la transcendance, est le produit de la désacralisation de l’existence humaine, mais qu’il conserve toutefois des traces du comportement de l’homme religieux car il ne peut faire table rase de son passé. Il a conservé certains rites qu’il considère significatifs, par exemple, la fête du Nouvel An, les mariages, les naissances, les rites funéraires, les anniversaires. Les héros dans les films et les séries TV, des romans, renvoient à des modèles mythiques et symboliques plurimillénaires. Par ces moyens, l’homme moderne se crée un monde intérieur qui répond à sa dimension spirituelle. D’ailleurs, les contenus des structures de l’inconscient, décrites par les psychanalystes Jung et Freud, renvoient à des scènes de la mythologie et à des vécus immémoriaux fondateurs de l’espèce humaine.
« Le sacré n’est pas un stade dans l’histoire de la conscience, c’est un élément de la structure de cette conscience », affirme l’auteur.
Le rite comme action corporelle du mythe, créé un ordre intelligent
Selon Fernand Schwarz, « le rite exprime le mythe dans son action corporelle », c’est l’archétype auquel il se réfère qui lui confère son efficacité. Dans les sociétés humaines. Quelques exemples de rites : la fête, qui est l’expression rituelle la plus importante. Le sacrifice, qui est le rite religieux par excellence, le rituel d’embaumement, caractéristique de la civilisation égyptienne de l’antiquité. Le rite permet de sortir du chaos et créé un ordre intelligent, à l’origine des règles sociales.
L’auteur distingue trois sortes de rites de cérémonies : les rites de fécondité, les rites religieux et les rites initiatiques.
L’initiation comme passage d’un état à un autre
Toutes les sociétés prémodernes pratiquaient des rites d’initiation, par exemple, lors de la puberté. Ils se présentaient souvent comme une série d’épreuves à affronter, symbolisant le passage d’un état à un autre. Il permettait d’enterrer symboliquement l’ancienne personnalité pour renaître à une autre. (par exemple : le passage de l’état d’adolescent à l’état adulte).
Tradition et transmission
Elles se réfèrent à des éléments d’une communauté qui sont conservés et transmis à un autre et ne se limite pas seulement au savoir-faire.
La société rationnelle et le matérialisme ont fait émerger de nouveaux mythes
L’auteur déplore la primauté d’un imaginaire solaire qui a pour conséquence un monde dualiste, alors que l’imaginaire de synthèse permettrait de l’appréhender dans la réalité de sa multiplicité, et d’identifier les contradictions plutôt que de les nier ; l’imaginaire de synthèse favoriserait la prise en compte à la fois des besoins individuels et collectifs plutôt que de les opposer. Il affirme également que l’avènement de la société rationnelle et technique ainsi que les aspirations essentiellement matérialistes des êtres humains de nos sociétés contemporaines ont favorisé l’émergence de nouveaux mythes, tels que la tribalisation, l’exclusion, le retour des chefs de guerre, le pouvoir lié à la force, la recherche de sécurité, le repli identitaire.
Les représentations symboliques confèrent à l’univers un sens et des valeurs
Fernand Schwarz exhorte les êtres humains à se réconcilier avec le monde symbolique de l’imaginaire ; selon lui, l’acte symbolique permet à la conscience d’intégrer ou d’exprimer toutes les composantes de l’être profond, individuel ou collectif. Le fait de ranimer la flamme au soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe, à Paris, établit un lien entre la nation présente et future. ; cet acte est associé à l’histoire et à l’identité du pays. L’homme ne vit donc pas dans un monde purement matériel ; les représentations symboliques qui l’entourent confère à l’univers un sens et des valeurs.
L’organisation de la cité a une valeur symbolique
L’auteur fait référence à la géographie sacrée du pouvoir, en évoquant la fondation de Rome, mythe fondateur de la cité en Occident, qui s’articule autour du Cardo et du Décumanus ; la ville de Lutèce (ancien nom de Paris) est ordonnée autour du Décumanus et l’emplacement de certains édifices et monuments dans des axes particuliers, qui les relient entre eux, répond à une organisation précise qui leur confère une valeur hautement symbolique. Les institutions parlementaires, issues de la République, qui a sacralisé la parole publique, se trouvent dans des palais composés d’hémicycles qui renvoient à la civilisation grecque et à ses théâtres.
Le baptême du roi Clovis marque le lien entre la France et la chrétienté
Le baptême de Clovis, premier roi chrétien des francs, a eu lieu le 25 décembre 496 (ou 498) ; il a été, selon l’auteur, le rite fondateur de la royauté française et il a créé un lien indissoluble entre la France et la chrétienté. Le sacre de Clovis, comme celui des rois qui lui succéderont, a été institué dans la cathédrale de Reims. L’onction du corps du roi avec de l’huile sacrée, contenue dans une fiole appelée la « sainte ampoule », constituait un pacte entre Dieu et le roi et elle précédait le couronnement. La sainte ampoule, qui était le plus précieux des objets sacrés, a été détruite à Reims, en 1793, l’année-même où Louis XVI a été décapité, annulant de ce fait le pacte de Reims.
Marianne est devenue le symbole de la République française après la Révolution
La statue d’une femme, qui sera nommée Marianne (Marie, la mère du Christ et Anne, nom de la mère de Marie) a remplacé Louis XVI pour symboliser la nation et l’Etat français. Marianne, vêtue à l’antique, brandit une pique recouverte du bonnet phrygien d’une main et tient une épée dans l’autre main. Des bustes de Marianne, symbole de la déesse mère combattante, apparaîtront, à partir de 1884, dans les maries, les écoles, les tribunaux. Après 1968, sous la Vème République, le visage de Marianne a été starisé et a pris les traits de Brigitte Bardot, célèbre actrice de l’époque, puis ceux d’autres femmes françaises célèbres.
Absence d’un mythe fédérateur pour les consciences collectives européennes
Fernand Schwarz déplore l’absence d’un mythe qui pourrait mobiliser les consciences collectives en faveur d’une Europe unie ; il estime que les 12 étoiles du drapeau européen sont riches en symboles mais le bleu du drapeau évoque pour lui quelque chose de calme, lointain, voire neutre. L’hymne européen, qui est l’« Ode à la joie », de Beethoven, est d’ailleurs considéré comme un symbole inachevé. Il manque, selon l’auteur, un événement qui serait susceptible de mythologiser l’Union européenne.
Les masques et les marques : un couple symbolisant culture et nature
L’auteur affirme que le sacré n’a pas disparu mais que notre époque moderne contient des éléments sacrés camouflés. Dans nos sociétés postmodernes, ce sont les marques qui ont pris la place des masques. Tout masque et toute marque contient quelque chose d’invisible. Le masque (persona, en latin), renferme un ensemble de codes, il est un médium qui renvoie aux enseignements des origines. La publicité est un art primitif nous permettant d’afficher notre identité et de nous relier à la collectivité ; la marque vient sublimer le produit, lui conférant une valeur ajoutée, une âme ; elle renvoie non seulement à un désir d’avoir mais également à un désir d’être. Elle équivaut à un totem, un symbole, une promesse des valeurs véhiculées par le nom, le logo, le packaging. Selon l’auteur, le masque et la marque forment un couple primordial symbolisant l’alliance entre la culture et la nature.
Films correspondant aux grands mythes et l’archétype du héros
Fernand Schwarz établit une corrélation entre les marques et les archétypes ; ces derniers effectuent un lien entre la marque et notre inconscient ; des films, tels que Star Wars, correspondent aux grands mythes, présents dans l’inconscient collectif, qui ont été depuis tout temps des sources d’inspiration pour l’homme. Dans l’histoire de la mythologie, c’est le mythe du voyage du héros qui représente le schéma le plus répandu. Carl Jung, Carol Pearson et Margaret Mark ont étudié le périple du héros, qui s’accomplit à travers 12 archétypes, chacun représentant une épreuve particulière. Ulysse est l’un des héros le plus connu de la mythologie grecque ; il a dû affronter lors de son voyage de nombreux obstacles, qu’il a réussi à surmonter, en ayant recours à des stratagèmes. Chaque épreuve a permis de le faire évoluer, une fois l’étape franchie.
L’archétype et sa part d’ombre : conscientisation ou projection sur les autres
Il en est de même pour Luke, le héros de Star Wars, qui parcourt l’univers avec son mentor Obi-Wan. L’une de ses épreuves sera sa rencontre avec Dark Vador, son père, un être obscur ; cette rencontre illustre le thème des conflits père-fils, qui est récurrent dans la mythologie grecque. Dark Vador représente la fascination pour le mal, la grande tentation, la soif de puissance, qui a souvent pour origine une colère rentrée. Le voyage du héros implique toujours un combat contre un monstre ou un dragon ; ce combat symbolise également la lutte du héros contre les démons qui assaillent son propre cœur. Chaque archétype comportant sa part d’ombre, si cette ombre n’est pas conscientisée, c’est cet aspect qui va prendre le dessus et les individus vont projeter leur propre ombre vers l’extérieur ; il peut en résulter, par exemple, les extrémismes, les replis communautaires, la recherche de bouc-émissaires et la destruction de l’objectivité. Afin d’éviter de la projeter sur les autres, il est donc impératif pour tout individu d’affronter son côté obscur et de reconnaître ses ignorances.
XXème et XXIème siècles : négation de l’âme et marchandisation humaine
Le XXème siècle a été considéré comme l’ère du rationalisme, hérité du siècle des Lumières ; il a été marqué par un développement sans précédent de la science et une production accrue de richesses. Selon l’auteur, le XXIème siècle est caractérisé par un manque d’idéaux moraux, des difficultés à trouver du sens de la vie et par une profusion de conflits locaux, régionaux et religieux. Les populations sont en état d’amnésie, ou déracinées, sans avoir la possibilité de renouer avec d’authentiques racines mythiques. La conception matérialiste qui caractérise nos sociétés incite à la négation de l’âme et entraîne les individus à se considérer réciproquement comme des marchandises. Les êtres humains sont sujets à des conflits opposant le conscient et l’inconscient, l’esprit et la nature, la foi et le savoir. Notre système éducatif a instauré la suprématie des sciences, au détriment de l’humain et de la connaissance intime de soi-même. L’auteur cite Régis Debray, qui affirmait que les points faibles de l’Occident étaient l’hybris (=la vanité), la folie des grandeurs, la perte du sacré et l’ignorance du monde extérieur.
Prévalence de l’individualisme et du narcissisme en Occident
Selon l’auteur, l’extrême Occident se meurt car il est démythologisé et déraciné ; il lui manque un grand système de pensée ou une idéologie capable de fédérer ses habitants. Contrairement à l’Occident, le point fort de l’Orient est qu’il a gardé le sens du sacré, alors que l’Occident a produit un homme moderne en « état de narcissisme avancé », un monde où « l’individualisme est devenu l’alpha et l’oméga d’un monde où chacun est son propre modèle » ; il déplore la disparition d’exemples de modèles de conduite inspirants au sein des élites actuelles. Au cours du vingtième siècle, des écrivains, tels que Jean Giono, Louis-Ferdinand Céline ou Romain Gary ont contribué à la chute des héros, décrits avec dérision sans certains de leurs récits de la seconde guerre mondiale.
Le sacré est toujours présent à travers les pratiques et les quêtes des hommes
Fernand Schwarz a remarqué que la croyance en Dieu diminuait de nos jours alors que l’allégeance au diable augmente. Un progressisme qui semble inarrêtable et qui s’appuie sur la raison, considérée comme un instrument de puissance et de domination, caractérise notre société ; la raison étouffe les sentiments, l’intuition et l’imagination du sujet. Pourtant, l’auteur affirme que « le sacré est diffus mais il est toujours là » ; il se trouve dans les livres, la vidéo-culture, les films, qui font ressortir de l’inconscient les mythes et symboles. De nombreux individus s’intéressent aux philosophies orientales, aux phénomènes spirituels, à la parapsychologie, comme une recherche d’âme, de communion avec quelque chose de transcendant.
À propos de l’auteur :
Fernand Schwarz est né à Buenos Aires, en Argentine, en 1951 ; il est de nationalité suisse et réside à Paris depuis de nombreuses années. Titulaire d’une licence d’histoire de l’art et d’une licence de philosophie, il a également obtenu un diplôme d’anthropologie. Il a consacré trente années à étudier les structures mythiques et symboliques des sociétés traditionnelles et modernes et a travaillé en collaboration avec la télévision française sur une série documentaire diffusée dans plus de vingt pays. Il a collaboré avec des musées, des universités et des académies, en Europe et en Amérique latine. Sur son blog, il se présente comme un « philosophe de l’anthropologie symbolique pour un nouvel humanisme ». Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment sur l’Egypte ancienne, le symbolisme et les cathédrales.