JUNG, Un voyage vers soi, par Frédéric Lenoir

Carl Jung a grandi dans une famille chrétienne protestante ; son père, était pasteur et théologien, sa mère était fille de pasteur et Jung avait huit oncles qui étaient pasteurs. Enfant très solitaire, il découvre la philosophie à l’âge de 17 ans, s’intéresse à la connaissance de l’âme humaine et à la recherche de la vérité ; il opte pour des études de médecine et se tourne vers la psychiatrie ; il a collaboré avec Pierre Janet (médecin, psychologue, philosophe français), à Paris, pendant 18 mois, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Lors de cette collaboration, ses recherches ont essentiellement porté sur l’hystérie et les émotions. Carl Jung était convaincu de l’importance de considérer le patient dans sa globalité et de ne pas s’en tenir au symptôme. Selon lui, le secret que détenait le malade était la clé de son traitement. Il sondait l’inconscient de ses patients pour y découvrir des « complexes » (affectivement chargés). Par la méthode des associations de mots, qu’il a créée, il tentait d’avoir accès au conflit psychique inconscient du patient.

Travailleur acharné, il se consacre en parallèle à l’étude de différents domaines : la philosophie, la physique, la théologie, l’anthropologie, les civilisations antiques, les mythes, les religions, la littérature. Il se plonge dans l’étude de sujets tels que l’ésotérisme, les philosophies orientales, le langage symbolique, le dialogue entre le conscient et l’inconscient, la conjonction des polarités. Dans sa quête du sens de l’existence, il a entretenu au cours de son existence une correspondance avec, entre autres, le physicien Wolfgang Pauli, le psychanalyste Sigmund Freud et l’écrivain Herman Hesse, le mathématicien Albert Einstein.

Il s’est émancipé du milieu religieux auquel appartenait sa famille, ne le jugeant pas apte à appréhender la profondeur du sacré ; il n’a jamais rejeté Dieu ou la foi mais il avait une relation compliquée avec la foi chrétienne, due aux déceptions et mauvais souvenirs de son enfance ; il reprochait aux grandes religions leur formalisme et leur intolérance. Jung reconnaissait les limites de la raison et de la science, il croyait au besoin de sacré chez l’homme et considérait l’individualisme (qui exclut l’autre) comme une impasse.  Il déplorait la disparition de la dimension symbolique de la religion chrétienne chez les protestants et appréciait la richesse symbolique associée au catholicisme. Il recommandait de rester ancré dans sa culture d’origine et de ne pas la rejeter. Les notions d’âme et de conscience occupent une grande place dans la pensée jungienne ; l’âme était selon lui insaisissable, appartenant à la fois au monde de la matière et de l’esprit ; Jung attribue à la conscience une valeur cosmique.  

Il affirmait que tout individu possède une part d’ombre, qui représente la moitié obscure de son âme. Il pensait aussi que dans le processus d’individuation (terme dont il est à l’origine), cette part obscure de l’âme, quand elle est apprivoisée, peut être utilisée pour donner naissance au lumineux. Sa pensée atypique et complexe, considérée comme hérétique par les freudiens, lui a valu d’être mis à l’index dans le milieu de la psychanalyse au début du XXème siècle.  Jung, qui insistait sur le caractère profondément religieux de la psyché humaine, a été également la cible des philosophes matérialistes de l’époque. Effectivement, pourtant médecin et de formation scientifique, il prétendait que la méthode logique et la confiance aveugle en la raison ne pouvaient pas rendre compte de la complexité du réel car la réflexion s’en trouvait appauvrie. Jung avait un mode de pensée circulaire, en arborescence, plutôt que linéaire.

En 1906, il s’est mis à correspondre avec Sigmund Freud ; les deux hommes ont échangé plusieurs centaines de lettres pendant près d’une décennie. Ils avaient une sorte de relation père-fils, Freud étant de 20 ans l’aîné de Jung. En 1914, ils ont rompu leur relation en raison de divergences de points de vue. Jung associait la libido à l’élan vital et à la créativité, alors que, selon son confrère, elle était d’origine sexuelle uniquement.  Jung reprochait à Freud de faire prévaloir son autorité personnelle sur la recherche de la vérité intellectuelle et d’être trop rigide. Jung adhérait à la notion d’inconscient, mais selon lui, tout ne convergeait pas vers la sexualité, comme le prétendait Freud ; pour ce dernier, la théorie sexuelle était un véritable dogme et il voyait l’inconscient essentiellement comme un lieu de refoulement des désirs sexuels. Frédéric Lenoir rappelle que Freud a réussi à prouver de façon empirique l’existence d’une psyché inconsciente grâce aux séances qu’il menait avec ses patients atteints de névrose. Toutefois, les interprétations des rêves de Freud semblaient trop réductrices pour Jung et leurs conceptions de l’inconscient divergeaient : Freud voyait l’inconscient comme une cave (peuplée de nos névroses et illusions), alors que Jung le voyait comme un grenier (contenant notre aspiration vers le sacré, notre élan vital). Sa rupture avec Freud amènera Jung à définir sa propre méthode, qu’il nommera « psychologie analytique ». Cette rupture sera pénible pour Jung, à tel point qu’il démissionnera de l’université de Zürich et souffrira de solitude professionnelle et de dépression pendant plusieurs années. Il consacrera ensuite son temps à des consultations privées à son domicile, ainsi qu’à la recherche.

Jung est à l’origine du concept de synchronicité, phénomène qui relie deux événements par le sens et non par la causalité. L’exemple le plus connu de synchronicité cité par Jung est celui du scarabée d’or, qui s’est posé sur son bureau au moment où sa patiente lui racontait son rêve de scarabée, lors d’une séance d’analyse. Il incitait les personnes à découvrir leur persona (leur masque social), à activer les symboles et archétypes enfouis dans la psyché, afin de s’individuer, de réaliser leur Soi (qui se trouve dans l’inconscient et correspond à la personnalité supérieure de l’être humain et à la totalité de l’être, par opposition au Moi qui se trouve dans le conscient). Le Soi est, selon Jung, le foyer d’où émergent les archétypes et les symboles ; Jung est à l’origine du concept d’archétype, qu’il a élaboré à partir de ses lectures et analyses des mythes et des contes. Un archétype constitue un modèle général représentatif, un modèle de comportement. Les archétypes les plus connus sont, entre autres, le héros, le vieux sage, la sorcière, la déesse-mère. Le mythe du héros est une forme universelle, il comporte généralement les thèmes de l’ascension au pouvoir, de la trahison, de la chute. Jung accorde une grande importance aux symboles, qui ont pour fonction de donner de la valeur aux mots, aux objets et aux personnes. En psychanalyse, ils peuvent être le reflet d’une situation problématique ou d’un conflit et faire le trait d’union entre le Moi (le conscient) et le Soi (la conscience supérieure). L’être humain s’est mis à créer des symboles dès le début de l’histoire de l’Humanité.

Jung distingue chez l’être humain deux grandes tendances de personnalité, correspondant à deux tendances de la libido : l’une caractérisée par le moi conscient rationnel logique et extraverti, tournée vers le monde extérieur et une autre inconsciente introvertie et contemplative, tournée vers le monde intérieur ; l’une ou l’autre de ces tendances prédomine chez un individu ; La conscience est, selon Jung, soumise à des attitudes rationnelles (pensée, sentiment) et irrationnelles (intuition, sensation), chacune ayant une énergie spécifique. Telle ou telle fonction est dominante selon notre nature et une fonction inférieure présente chez la personne peut également agir à son insu. Pour donner des exemples concernant ces tendances, un intuitif extraverti sera visionnaire et un intuitif introverti sera plus mystique, un individu dont les fonctions principales sont la sensation et l’extraversion pourra devenir un libertin, comme Casanova. Bien que cette compréhension de la personnalité par les différentes fonctions puisse être un outil utile en psychologie, Frédéric Lenoir précise qu’il est toutefois important de ne pas coller d’étiquette réductrice sur la personnalité d’un individu.

Jung pensait qu’un bon médecin ne pouvait pas avoir un cœur faux. Il insistait sur le fait ne pas tenter de vouloir convertir un malade à quoi que ce soit et considérait les personnes intellectuelles comme les plus difficiles à traiter. Il souhaitait que tout individu puisse se réaliser en passant outre l’influence familiale et ses injonctions, souvent inconscientes, qui lui dictent la plupart du temps ses comportements. D’après Jung, c’est par le processus d’individuation, en intégrant les éléments de son inconscient, qu’une personne peut se réaliser pleinement, notre inconscient personnel étant source de créativité et d’inspiration. Jung était convaincu que nous ne sommes pas une page blanche lorsque nous arrivons au monde et que nous héritons d’un inconscient collectif. Il pensait que l’homme moderne était trop dans le conscient (la science, la technique), excluant de ce fait les éléments psychiques, par comparaison à l’homme primitif qui vivait plus dans l’inconscient. Jung s’intéressait aux phénomènes paranormaux, très en vogue à cette époque ; il a expérimenté le spiritisme et l’une de ses tantes pratiquait la cartomancie. Jung était persuadé que certains événements échappent au temps, à la causalité et à l’espace. La médiumnité a d’ailleurs fait l’objet de sa thèse de doctorat.

Frédéric Lenoir mentionne certains des ouvrages de Jung, tel que le Livre Rouge, abondamment illustré, dans lequel le psychanalyste tente d’apporter une compréhension spirituelle du monde. Il l’a rédigé avant et pendant la première guerre mondiale et il y retranscrit, grâce à ses dons de dessin et de peinture, son vécu intérieur et les visions prémonitoires qu’il avait eues concernant la guerre, notamment des rêves de mer de sang et de victimes. Le « Livre Rouge » a été publié tardivement : au Royaume-Uni en 2009 et en France en 2011. En 1922, Jung, qui aimait particulièrement la nature, a acheté un terrain à Bollingen, en Suisse, au bord du lac de Zurich. Il y a construit une maison ayant l’aspect d’un petit château moyenâgeux. Il y faisait de la voile, pêchait, méditait, écrivait. En 1933, Il a rencontré Marie-Louise Von Franz, une analyste, qui est devenue son assistante jusqu’en 1961, date du décès de Carl Jung, à l’âge de 86 ans. Marie-Louise Von Franz a rédigé des ouvrages sur les archétypes. Avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir et au cours de la seconde guerre mondiale, Jung a été accusé, à tort, d’antisémitisme, en raison de certains de ses écrits qui ont été mal interprétés. Il n’était toutefois ni nazi, ni antisémite et il a d’ailleurs aidé des juifs à fuir le régime nazi. Les erreurs politiques de Jung, qui ont suscité la controverse, peuvent être attribuées à son orgueil, à de l’imprudence et de la naïveté. En 1944, il a fait un infarctus et une expérience de mort imminente.

Carl Jung a beaucoup voyagé, notamment en Afrique et aux États-Unis et, parmi les nombreuses rencontres qu’il a faites, il a eu l’occasion de s’entretenir avec un chef indien pueblos, qui voyait le « blanc » comme toujours inquiet, ne pouvant trouver le repos, voulant toujours quelque chose. Jung considérait la psyché orientale comme plus introvertie, tournée vers l’exploration du soi ; la pensée orientale occupe une place prépondérante dans l’œuvre jungienne et dans les années 1960, Jung a été un inspirateur pour le mouvement de la contre-culture aux Etats-Unis. Il croyait en l’expérience non pas théologique, mais psychologique et empirique du religieux, qui correspond à une révélation intérieure. En explorateur de l’âme humaine, Jung croyait en l’alchimie de l’être, qui est une expérience intérieure qu’il avait lui-même vécue ; Jung affirmait que de nombreux individus ne sont que partiellement conscients.

 Il a fait l’expérience du « numineux » (la rencontre du sacré au plus profond de l’âme). Le concept de « numineux » est apparu pour la première fois dans « Le Sacré », ouvrage écrit par Rudolph Otto, un philosophe et théologien luthérien, de nationalité allemande. Jung considérait les occidentaux comme trop rationnels pour vivre cette expérience, contrairement aux africains ou aux amérindiens. Les nombreuses analyses qu’il a menées auprès de patients lui ont permis d’affirmer que l’homme était pourvu d’un inconscient collectif peuplé de mythes et de symboles religieux. Jung pensait que l’image de Dieu était présente dans la psyché humaine, que Dieu et les forces divines faisaient partie des croyances de l’homme depuis des millénaires ; il croyait en la dimension archétypale de Dieu et de Jésus Christ et considérait que l’exigence de l’imitation du Christ devait inciter à l’exaltation de l’homme intérieur. L’amoureux de la nature qu’était Jung s’est rapproché de la conception panthéiste de Dieu et il se passionnait pour la gnose, l’alchimie et la mystique chrétienne. Les théologiens l’ont accusé de vouloir psychologiser Dieu et d’en donner une interprétation symbolique. Jung pensait qu’une refonte de la tradition chrétienne s’imposait, qu’elle devait se renouveler et renaître dans une conscience élargie, en réintégrant les grands courants de pensée combattus par le dogme et en insistant sur le Dieu intérieur.

« Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation » affirmait Carl Jung.

« Ce n’est pas en regardant la lumière qu’on devient lumineux, mais en plongeant dans l’obscurité » est l’une des citations les plus connues de Jung.

Frédéric Lenoir considère Jung comme un visionnaire, car sa pensée répond aux besoins de sens inhérent à l’être humain qui vit dans un monde d’où le sens est absent et qui essaie trop souvent de combler ce vide par le consumérisme, l’accumulation de biens matériels ou d’autres conduites addictives néfastes. Jung, qui a reçu une formation universitaire scientifique, a fait preuve d’une vaste ouverture d’esprit et d’une grande curiosité intellectuelle en incluant dans ses recherches et expériences, des philosophies et cultures très différentes de la sienne et les phénomènes paranormaux.

À propos de l’auteur :

Frédéric Lenoir est un sociologue, philosophe, écrivain et conférencier français né en 1962, à Madagascar. Il a obtenu une maîtrise de philosophie à l’université de Fribourg, en Suisse et un doctorat de sociologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), à Paris, après avoir rédigé une thèse portant sur la rencontre du bouddhisme et de l’Occident.  Il a été directeur littéraire pour la maison d’édition Fayard, a travaillé pour le journal « L’Express », pour « Psychologies Magazine », pour le magazine « Le Monde des religions ». Il est également co-producteur de l’émission « Les racines du ciel ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages, essentiellement sur la religion et la spiritualité, traduits en une vingtaine de langues.