Constatant que ses étudiants préféraient lire des livres sur Carl Gustav Jung et Sigmund Freud plutôt que de découvrir les textes fondamentaux de ces deux psychanalystes, Robert Evans, professeur de psychologie à l’université de Houston aux Etats-Unis, organisa en 1957 une interview avec Jung, afin que ce dernier puisse exposer sa théorie de la psychanalyse, ainsi que les différences entre ses points de vue et ceux de Sigmund Freud. Freud et Jung utilisaient tous deux la méthode des associations libres pour psychanalyser leurs patients. Selon eux, l’inconscient se manifestait lors de moments bien particuliers, lorsque l’attention vacille, qu’une inhibition se fait sentir, ou qu’aucune réaction ne fait suite à certains stimuli verbaux.

Freud affirme que la libido, qui correspond, selon lui, au flux d’énergie psychosexuel, occupe une place essentielle dans le psychisme humain ; Jung considère que cette énergie ne représente que l’un des instincts qui animent l’être humain ; il cite le cas des sociétés primitives, dans lesquelles prédominait l’instinct de nutrition. Il évoque également l’instinct de puissance, qui prévaut chez certains hommes, beaucoup plus intéressés par l’accumulation de pouvoir et d’argent que par les histoires de femmes. Selon Jung, certains hommes font de la réalité un objet de plaisir à partir du moment où ils ont acquis suffisamment de puissance pour se le permettre, alors que d’autres font de leur réalité l’objet de leur désir de possession et de puissance (car ils ne l’ont pas acquise, ou du moins pas telle qu’ils la souhaiteraient). Il précise que l’instinct sexuel prédomine dans les époques de relative sécurité, lorsque l’homme n’est pas obligé de partir chasser pour obtenir de la nourriture.

Au sujet du stade oral, Freud associe instinct de nutrition et plaisir et le voit même comme le centre intérêt essentiel de l’être humain ; Jung ramène le stade oral au simple instinct de nutrition. L’enfant, selon Jung, n’est pas une « page blanche » lorsqu’il arrive au monde, il se présente avec un système complexe de déterminations qui le suivra toute sa vie et constitue son caractère. En cas de névrose infantile, Jung insiste sur le rôle primordial du père et de la mère, car l’enfant est imprégné de l’ambiance mentale de ses parents. Freud a fait du complexe d’Œdipe (la relation entre le fils, la mère et le père) le thème central de son œuvre, alors que pour Jung, l’Œdipe n’est qu’une conduite archétypique parmi d’autres et ce complexe constitue, selon lui, le seul archétype découvert par Freud.

Alors que Freud associe l’inconscient au refoulement, Jung considère que certains contenus de notre psychisme n’ont pas été refoulés et ont une certaine autonomie ; ils peuvent alors interférer dans nos propos et nos actions. En ce qui concerne le ça, Freud le voit comme un ensemble de conduites animales dont nous héritons en naissant ; Jung, quant à lui, pense que personne ne sait d’où proviennent ces instincts dont nous avons hérité depuis des millions d’années. Quant au développement du Moi, il se forme, selon Freud, par la confrontation de l’organisme avec la réalité ; Jung observe son développement chez l’enfant vers la 4ème année et affirme qu’il est en perpétuel construction et qu’il n’est pas un produit fini. Contrairement à Freud, les archétypes ont constitué pour Jung un vaste champ de recherche et c’est en étudiant les textes latins et grecs des gnostiques (qui vivaient aux Ier, IIème et IIIème siècles après JC) qu’il a découvert l’alchimie et la philosophie hermétique, développées parallèlement à la philosophie chrétienne et qu’il considère comme étant à la base de notre manière moderne de concevoir les choses.

Les gnostiques, selon Jung, sont les seuls à avoir travaillé sur la nature des archétypes et il a donc lu toute la littérature à ce sujet, ce qui représente environ 1700 ans de recherche dans ce domaine. Jung considère l’archétype comme une force, une dynamique, un modèle de comportement ; ce peut être le fait, par exemple, pour un homme, de tomber amoureux d’une femme qui correspond à l’idée de la femme qu’il a en lui-même, l’archétype de l’anima de la femme le capture, le fascine et cet exemple est valable également pour les femmes avec l’archétype de l’animus de l’homme.

Le Moi, pour Jung, représente ce dont l’individu est conscient, alors que le Soi est la personnalité inconsciente et désigne la personnalité complète ; seul ce qui est conscient peut être décrit et Jung précise que, même avec une grande connaissance de soi, l’individu ne peut savoir ce qui se passe dans son inconscient ; Il ne peut avoir conscience, par exemple, qu’un mythe est en train de se jouer dans son inconscient. Jung affirme qu’il existe une relation psychologique entre le Soi et Dieu. Jung fait référence au mandala, qui est une forme caractéristique de l’archétype ; doté d’un centre et d’une périphérie, il représente le schéma cosmique et joue un rôle important dans les cultures orientales, anciennes et modernes. Jung distingue d’une part la psyché comme donné innée et l’environnement, qui sont les deux éléments de la vie psychique ; il affirme que le corps est fait de matière, cette matière ayant un aspect psychique, l’esprit se trouvant inclus dans l’atome (« spiritus atomis »).

Jung aborde les concepts d’extraversion et d’introversion, précisant que, contrairement à l’extraverti, la contemplation du monde pour l’introverti se fait de l’intérieur. Il insiste sur la nécessité de connaître la psyché de l’homme car ce sont sa psyché et son esprit qui constituent le plus grand danger pour lui-même. Les phénomènes psychiques sont à considérer du point de vue énergétique pour Jung, le concept d’énergie participant toujours aux manifestations de force. Selon Freud, l’inconscient est ce qui contient des « résidus du conscient », ce dont le conscient veut se débarrasser. Jung pense que l’inconscient renferme également des données historiques et non personnelles ; il l’assimile à une matrice, pouvant intervenir en toute autonomie dans le conscient. « Je me crois maître chez moi mais il y a un autre maître qui peut me jouer des tours », affirme Jung.

Ce dernier ajoute que les composantes émotionnelles de la personne peuvent avoir un effet sur le corps ; Il peut y avoir un moment psychologique propice à l’installation d’une maladie, mais une fois celle-ci installée (par exemple, fièvre, abcès, etc.), la psychologie seule ne peut la soigner ; Jung ajoute toutefois que des comportements psychologiques adaptés peuvent préserver de la maladie. L’étude de l’homme d’un point de vue biologique seulement est insuffisant pour Jung, qui considère qu’il doit être étudié dans son environnement social et global.

Les comportements d’un individu ainsi que l’organisation de son psychisme sont hérités de facteurs dynamiques contenus dans les gènes, il est donc indispensable de connaître l’histoire de la race humaine pour comprendre le psychisme humain. « Nous ne sommes pas nés sans l’histoire, l’homme a toujours vécu dans le mythe » affirme Jung, qui précise qu’une éducation sans les humanités fait perdre à l’homme ses liens avec sa famille, son passé, sa tribu et constitue une mutilation de l’être humain. Il déplore la place prépondérante des statistiques dans la médecine moderne, qui transforme les gens en moyenne numérique, ce qui détruit la société et prive l’individu de sa valeur spécifique et unique.

À propos de l’auteur :

Richard Evans (1922-2015) est un psychologue né aux Etats-Unis, professeur émérite à l’université de Houston, où il a fondé le programme de psychologie sociale et développé des stratégies de prévention des addictions à l’intention des jeunes, grâce auxquelles il a été l’un des premiers chercheurs à obtenir des financements de la part d’agences nationales de santé. Il est l’inventeur du terme « workaholic » (qui signifie « drogué » du travail, addict au travail).  Il est connu pour avoir mené des interviews avec des psychanalystes tels que Burrhus Frederic Skinner, Erik Erikson et Carl Gustav Jung.  Cet ouvrage contient la transcription d’un long entretien filmé qu’il a eu avec Jung, médecin psychiatre et psychanalyste, au cours duquel le psychanalyste suisse a exposé les grands principes de sa doctrine et les principaux points de divergence entre sa conception de la psychanalyse et celle de Sigmund Freud. Le livre s’achève par un entretien avec Ernest Jones, célèbre psychanalyste et biographe de Freud.