Les dégâts des mots, par Abu Hamid Ibn Muhammad Al-Ghazali

L’auteur cite, au début de son ouvrage, le vocable arabe « Lisan », qui fait référence à l’organe de la parole, plus précisément à la parole en tant que discours et propos en général.  Il provient du verbe « lasana » qui a pour signification le fait d’insulter, injurier ou médire de quelqu’un. Il traduit également l’action de tailler un objet, de le rendre pointu, d’être piqué ou mordu par quelque chose. Le « Lisan » se révèle être l’organe régulateur des rapports humains et les adages le concernant ont une dimension éthique, dans la religion musulmane.

Sur le plan moral, il s’agit d’être sincère, de dire la vérité, de ne pas calomnier ou de faire de faux sermons. La force du « Lisan » est d’être l’interprète du cœur, le cœur étant le pivot central structurant la personnalité. De nombreux passages du Coran soulignent l’importance de ne pas laisser aller la parole de façon inconsidérée. L’ouvrage « Les dégâts de la parole » constitue l’un des chapitres de l’œuvre de l’auteur intitulée : « La revivification des sciences de la religion » ; il explique dans ce chapitre les dégâts que peuvent occasionner la médisance lorsqu’une personne ne maîtrise pas ses paroles. La législation du Coran fait d’ailleurs l’apologie du mutisme, tant les dommages occasionnés par les mots peuvent être importants : « Le cœur ne peut acquérir la droiture que si la langue est droite » ou encore « c’est la moisson de la langue, qui, le plus souvent, jette les gens dans l’enfer », sont des adages cités par l’auteur.

Les deux prophètes Muhammad (Mahomet) et Jésus recommandaient d’éviter de parler si ce n’est pour faire du bien.  L’auteur précise que les vertus du silence permettent d’éviter le mensonge, la médisance, la méchanceté, la calomnie, l’ostentation, l’hypocrisie, la perversion, la vanterie, les vanités, les vaines discussions, les disputes et les futilités qui n’ont aucun intérêt pour la vie de la personne.

L’auteur condamne la sournoiserie (« moraa’t »), qui est le fait d’utiliser la parole pour contredire les autres, faire apparaître les fautes dans leur discours et vouloir tourner son interlocuteur en ridicule, ce qui peut provoquer haines et inimitiés. Il conseille de ne pas se lancer dans des polémiques ; même si une personne a raison, elle doit renoncer à faire prévaloir à tout prix son opinion. Les disputes doivent être évitées, car elles provoquent et font perdurer les colères et les haines. L’excès de plaisanterie peut être également néfaste et elle doit être utilisée avec mesure, car elle peut faire disparaître le respect. La moquerie est également à bannir, car se moquer de quelqu’un revient à le mépriser, le diminuer et crée de l’inimitié. Un secret confié ne doit pas être divulgué car « la parole entre vous est un dépôt » et le fait de répéter ce secret est une trahison de ce dépôt.

L’auteur cite les trois caractéristiques d’un hypocrite :

-Quand il parle, il ment.

-Quand il promet, il n’honore pas sa promesse.

-Si on lui confie un dépôt, il trahit.

Dieu, dans le Coran, compare le médisant à celui qui dévore une charogne. Il fustige les croyants qui ont « la foi au bout de la langue et non dans le cœur ».

La préférence de Dieu va vers ceux qui se préoccupent de corriger leurs propres défauts avant de faire des reproches aux autres.  Al Ghazali définit la médisance comme le fait de parler de l’autre d’une façon qui lui aurait déplu s’il avait eu connaissance de ces propos. L’auteur précise que le fait de croire ou de confirmer une médisance est également de la médisance. Celui qui garde silence et ne s’élève pas contre la médisance est considéré comme un complice de la médisance ; il se retrouve associé à celui qui médit. Il est également condamnable de médire pour se venger de quelqu’un et apaiser sa colère, pour invalider un témoignage à venir c’est-à-dire dénigrer quelqu’un en quelque sorte par anticipation, médire pour prouver son innocence, pour se vanter, ou par jalousie des honneurs ou des considérations dont jouit une personne, médire par jeu, par mépris envers l’autre.

Il faut également éviter de citer quelqu’un lors d’une réaction suscitant l’étonnement, le chagrin, la miséricorde. Ces réactions, qui peuvent être considérées comme vertueuses, deviennent de la médisance lorsque le nom de la personne est cité. Il faut éviter également la médisance par le cœur, qui équivaut à de la suspicion (le soupçon = le « dhan »), de la méfiance, car seul Dieu a connaissance des secrets du cœur.  Le « dhan » ne doit pas prendre racine dans le cœur car il entraîne un sentiment de méchanceté et de méfiance à l’égard de quelqu’un qui est, selon le Coran, induit par Satan et non par le fruit d’une pensée perspicace. L’auteur déplore que les médisances soient aussi facilement tolérées et que certaines personnes n’éprouvent aucune honte et aucun regret à s’attaquer à l’honneur des autres. En cas de médisance, il convient d’interpeller le calomniateur et de le conseiller. Il est également nécessaire de prendre de la distance vis-à-vis des calomniateurs afin de ne pas se laisser contaminer par le mal que ces personnes propagent.

La médisance est toutefois excusée dans certains cas :

-pour démasquer l’injustice.

-pour remettre une personne sur la bonne voie (par exemple : lorsqu’une personne a sombré dans la drogue, l’alcool…).

-Pour une mise en garde contre le mal (par exemple : une fréquentation qui peut s’avérer très néfaste pour une personne).

-pour la demande d’une consultation juridique lorsqu’une personne est victime d’une injustice. (par exemple : de la part d’un parent, d’un conjoint).

Le prophète a dit : « Le feu ne saurait être plus rapide à consommer le bois sec que la médisance à venir à bout des bonnes actions d’un serviteur ».

D’après le texte sacré du Coran qu’évoque l’auteur, l’expiation de la médisance consiste à se repentir et à éprouver des remords vis-à-vis de la personne calomniée. Il est nécessaire de demander pardon à la personne calomniée, de reconnaître l’injustice qui a été commise envers elle, de lui proposer même un dédommagement, pour se racheter, et de demander pardon à Dieu.

Au sujet de la moquerie, Dieu affirme qu’il accordera la victoire à celui que tu as humilié.

L’auteur nous met en garde contre le double langage qu’utilisent certaines personnes qui font des va- et-vient entre deux personnes, encourageant de ce fait leur animosité, divulguant à l’un ce que dit l’autre et vice versa. Un homme peut être l’ami de deux personnes qui ne s’aiment pas mais s’il révèle les propos que lui transmet l’un, à l’autre, il devient pire que le calomniateur.

Il convient de se méfier des compliments excessifs, qui peuvent être mensongers et émaner d’un for intérieur hyprocrite. Ces compliments consistent à flatter et à satisfaire la personne qui les reçoit alors que cette personne n’est pas forcément juste et louable.

Ce que je veux et ce que Dieu veut.

Ce que je veux, puis ce que Dieu veut.

Elles ont deux sens différents. Dans la première (et), l’homme fait preuve d’arrogance en se mettant sur le même pied d’égalité que Dieu. Dans la deuxième (puis), il fait preuve d’humilité, se reconnaît inférieur et comme étant soumis à la volonté du Créateur.

À propos de l’auteur :

Abu Hamid Ibn Muhammad Al-Ghazali (1058-1111), théologien, logicien, juriste et mystique musulman sunnite, né à Tus en Perse (actuel pays d’Iran), est une figure majeure de la pensée musulmane. Il a reçu une formation philosophique poussée et a rédigé un essai sur la pensée de philosophes musulmans renommés (tels qu’Avicenne et Al Farabi). Proche du pouvoir politique, il a été conseiller du calife de Bagdad et a enseigné la jurisprudence. Déçu par la recherche de la vérité par la philosophie, il s’est orienté vers le soufisme, un mouvement mystique qui fait l’éloge d’une vie consacrée à Dieu ; il a renoncé à son statut social et à sa popularité auprès de ses étudiants pour mener une vie simple et modeste. Il a quitté Bagdad, a séjourné à Damas, à Jérusalem, s’est rendu sur la tombe d’Abraham à Hébron, a accompli le hajj à La Mecque, puis est revenu à Bagdad où il a fondé une petite école privée et un couvent pour les soufis. Al Ghazali a présenté la religion comme étant une expérience de son être intérieur ; plus que la Loi et plus que la Doctrine, elle était pour lui une expérience de l’âme. Son œuvre majeure « La revivification des sciences de la religion », se compose de 40 livres, dont l’ouvrage résumé ci-dessus.