Psychologie des foules, par Gustave Lebon

Selon Gustave Lebon, les caractères communs des membres d’un même peuple constituent l’âme de la race et les institutions d’une nation représentent la manifestation de cette âme. Un même peuple présente un fond de pensée héréditaire stable, hérité de résidus ancestraux. Il s’agit d’un nombre restreint d’idées fondamentales et simples, des caractères et des sentiments communs qui ont pénétré l’âme des peuples et leur ont permis d’élaborer une civilisation. Il affirme qu’il est impossible de modifier instantanément l’âme des nations et que seul le temps peut le faire.

Il mentionne différentes époques de l’Histoire, au cours desquelles ont été détruits ou formés certains courants de pensée ou croyances ; ces idées peuvent être stables, comme les croyances religieuses, ou n’être qu’éphémères et ne pas susciter l’adhésion des peuples, ou la susciter temporairement, tels les phénomènes de modes, qui sont passagères. L’auteur mentionne les romains, dans l’Antiquité, qui ont été à l’origine d’un culte fanatique. Ils sont devenus les maîtres du monde, mais cela s’est terminé avec la chute de l’Empire. Il fait allusion aux idées philosophiques liées à la Révolution française, qui ont mis plus d’un siècle avant de s’ancrer dans les mentalités, ou encore les progrès de la pensée scientifique

L’auteur considère que son époque (fin XIXème-début XXème siècle) incarnait le début de l’ère des foules, avec des individus se rapprochant pour former des groupes, tels que des syndicats, bourses du travail et associations, visant à revendiquer leurs intérêts. « Le droit divin des foules remplace le droit divin des rois », affirme l’auteur, en se référant à ses contemporains. La foule acquiert de la puissance essentiellement pour détruire, même si elle est capable également d’actes héroïques et généreux. La foule, qui bénéficie du pouvoir que lui confère le nombre, ne forme plus qu’un seul être, une masse, une seule unité mentale, elle oriente ses pensées et sentiments dans une direction particulière. Ces mouvements de foule sont particulièrement visibles lors d’un événement national ou d’une grande émotion qui s’empare d’une population. La foule acquiert un sentiment d’impunité et de puissance invincible, elle est anonyme donc chacun de ses membres se sent délesté de tout sentiment de responsabilité ; cela permet aux individus de commettre des actes contraires à leurs caractères et à leurs habitudes, qu’ils n’auraient jamais accomplis isolément.

Ces foules se trouvent souvent en état de fascination et de suggestibilité et elle obéit aux injonctions, souvent subtiles et déguisées, d’un hypnotiseur, un opérateur, qui, lui-même conscient de ses agissements, opère sur les foules inconscientes et les pousse vers des états de destruction ou d’exaltation, en utilisant habilement des mots et des images adéquates contre lesquels les raisonnements et les arguments sont impuissants ; les individus, impressionnés, sont alors transformés en automates dociles et obéissants, prêts à servir la cause de l’opérateur. L’auteur assimile à de la magie la puissance des mots et formules utilisés par l’opérateur. Il existe une force latente qui régit les foules et ces dernières sont toujours inconscientes, comme soumises à un instinct qui les oriente et les fait agir de telle ou telle façon, en fonction de la suggestibilité dont elles font l’objet.

Les caractéristiques de la foule sont l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité de raisonner, la crédulité, l’absence de jugement et d’esprit critique. Régie par l’inconscient, elle retourne à l’état primitif, elle est mobile et incapable de volonté durable. La foule ne distingue pas l’objectif du subjectif, c’est ainsi que des légendes et récits se répandent et que la suggestion contagieuse va faire son œuvre, propageant des idées pouvant aller jusqu’à la violence et au meurtre : il cite l’exemple des foules révolutionnaires. Cette suggestion peut aussi donner naissance à des actes généreux et héroïques, toutefois moins nombreux que les actes criminels, d’après l’auteur. Il ajoute qu’un individu cultivé peut devenir, en foule, un barbare et que la foule est inférieure à un individu isolé.

Les foules aiment être impressionnées par des héros légendaires et Napoléon est un personnage historique français qui a indéniablement captivé l’imagination des foules. Considéré à une époque de sa vie comme un philanthrope libéral et ami des humbles, il est également vu comme le despote sanguinaire responsable de la mort de trois millions d’hommes. L’auteur précise que ce n’est généralement pas la bonté qui fascine les foules, qui assimile souvent cette dernière à de la faiblesse ; ce sont des hommes de la trempe d’un Napoléon ou d’un César, représentant autorité et prestige, qui suscitent le respect et l’admiration mais aussi la crainte. Ces personnages ont généralement acquis ce prestige par les titres, la fortune et la position sociale ; l’uniforme ou la robe du juge peuvent être des éléments conférant du prestige à un individu. Toutefois, des hommes comme Jésus, Bouddha, ou Napoléon avant sa gloire, ont su rallier des hommes à leur cause par leur aura et leur personnalité.

C’est d’ailleurs en frappant les foules avec des images saisissantes et une rhétorique habile et bien choisie que les despotes parviennent à asseoir leur pouvoir. Leurs discours agissent sur les émotions plutôt que sur la raison et l’intelligence, saisissent la foule en ayant recours à des faits merveilleux ou mystérieux : une grande victoire, un grand miracle, par exemple, qui va provoquer l’admiration et l’adoration de la personne qui est à l’origine de ces faits. Les meneurs sont des rhéteurs subtils qui savent flatter les bas instincts des foules ; ils recherchent la servitude des âmes des foules pour satisfaire leurs intérêts personnels. L’auteur divisent ces meneurs en deux catégories : ceux qui ont fait preuve d’une énergie et d’une volonté fortes momentanée et ceux dont ces qualités ont perduré dans le temps et dont l’influence a été plus considérable

Toutefois, les foules se lassent du désordre et l’instinct conservateur les pousse à rechercher l’ordre et la structure que seul peut apporter quelqu’un qui les incarne. Le raisonnement des foules est basé sur des associations d’idées plutôt que sur le raisonnement intellectuel, selon l’auteur. L’imagination des foules est très développée, c’est pourquoi elles sont tellement impressionnées par les images et les sentiments que ces images suggèrent, au détriment de la vérité. L’auteur cite l’exemple d’un acteur qui jouait le rôle d’un traître dans une pièce de théâtre et qui était hué à la sortie de la pièce ; Les spectateurs avaient assimilé l’homme réel au personnage incarné dans la pièce. L’auteur évoque les illusions que peuvent produire sur un individu des réminiscences vagues, et il cite l’exemple de personnes qui ont cru reconnaître le cadavre d’un membre de leur famille décédé, en raison d’un détail évoquant leur proche alors qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Gustave Lebon confirme par les exemples cités dans son ouvrage qu’il est facile d’être leurré et qu’un soupçon émis peut parfois se transformer, à tort, en une certitude, qui s’avère totalement erronée.

L’auteur évoque le temps, qu’il considère comme étant « vrai créateur et grand destructeur » ; toutes les croyances sont tributaires du temps, qui les fait naître, croître et mourir. Certaines idées vont pouvoir se réaliser à une certaine époque alors qu’elles ne seront même pas envisageables en d’autres temps. Le temps est notre maître suprême et c’est lui qui rétablit l’équilibre. Certaines œuvres requièrent beaucoup de temps, voire des siècles, pour se concrétiser. En ce qui concerne les institutions politiques et sociales, l’auteur considère qu’elles sont « filles des idées, des sentiments et des mœurs » et que c’est le type de caractère et l’âme d’un peuple qui vont déterminer la façon dont il sera gouverné. Pour Gustave Lebon, c’est l’Angleterre, une monarchie, qui représentait le pays le plus démocratique du monde. Le terme de « démocratie » prend des sens différents chez les latins et chez les anglo-saxons ; l’auteur affirme que chez les premiers, il est synonyme d’effacement de la volonté et de l’initiative et chez les seconds, il incarne le développement intense de la volonté et de l’individu.

L’auteur aborde le thème de l’instruction et de l’éducation et réfute « le dogme inébranlable » de la démocratie, selon lequel l’instruction a la capacité de changer les hommes, alors que selon l’auteur, elle n’est pas valable pour se préparer à la vie, de plus elle est souvent dirigée de façon inappropriée. L’expérience est beaucoup plus formatrice et donne l’occasion de rectifier ses erreurs, selon Gustave Lebon, c’est la raison pour laquelle il insiste sur l’importance de la formation professionnelle sur le terrain, pour développer l’expérience, l’initiative et le jugement. Il compare les systèmes d’éducation français et anglais, qui s’appuient sur deux méthodes opposées. Le premier favorise l’accumulation de connaissances théoriques acquises dans des livres, le second est basé sur l’aspect pragmatique de l’apprentissage, qui permet de développer des capacités pratiques et utiles. L’auteur affirme que le système d’instruction français est un terreau propice à l’émergence de socialistes et d’anarchistes qui seront à l’origine d’une période décadente à venir.

L’auteur nous rappelle la puissance des mots et l’impact qu’ils peuvent avoir sur l’âme des peuples en se référant à l’Histoire. Le mot « roi », par exemple, ne revêtait pas la même signification pour les générations précédentes ; les mots ont donc une signification particulière à un moment donné. L’une des tâches de la période historique du Consulat et de l’Empire, en France, a été de remplacer des mots mal perçus par le peuple et qui évoquaient des images négatives, par d’autres aux évocations plus acceptables et neutres ; par exemple, la taille (un impôt) est devenue la contribution foncière, la gabelle est devenue l’impôt du sel, les aides sont devenues les contributions indirectes. C’est ainsi que l’auteur affirme que des choses aberrantes peuvent être acceptée par la population si les mots sont judicieusement choisis. Gustave Lebon cite également pour exemple les jacobins (révolutionnaires français de 1789) qui ont instauré le despotisme et la terreur, ainsi qu’un tribunal digne de celui de l’inquisition, au nom de la devise symbolisant la révolution : liberté-égalité-fraternité.

L’auteur affirme que l’effacement des croyances générales donne lieu à un foisonnement d’opinions particulières qui n’ont ni passé ni avenir. Il observe l’extrême mobilité des idées et remarque que les gouvernements sont de plus en plus impuissants pour orienter l’opinion et faire fonction de contrepoids face à la puissance des foules. Il déplore la perte d’influence de grands écrivains et la suppression progressive des critiques littéraires, due aux craintes ressenties par les hommes d’état vis-à-vis de l’opinion. Gustave Lebon nous donne un aperçu des différents types de foule : foule hétérogène, composée d’individus, de professions et d’intelligences différentes. Les foules homogènes, par exemple, les castes, qui sont composées d’individus exerçant la même profession et souvent puissantes (ex : les magistrats, les militaires), les sectes, les classes sociales, les foules criminelles, comme celle de la révolution française, dont les crimes étaient considérés comme des actes patriotiques, les jurés de cour d’assise, qui représentent des foules hétérogènes non anonymes, qui sont souvent influencées par les sentiments ; les foules électorales, qui sont des foules hétérogènes souvent peu enclines au raisonnement, mais souvent vaniteuses et réceptives à la flatterie.

L’auteur fait référence au système d’assemblée parlementaire, considéré comme l’idéal de gouvernement et le sommet d’une civilisation, mais qui peut également favoriser la création incessante de lois de plus en plus nombreuses restrictives pour l’individu, entravant sa liberté et annihilant sa spontanéité. L’auteur observe qu’au cours de l’Histoire, ce qui a fait l’éclat et la grandeur d’une civilisation est érodé par le temps, que ses édifices religieux politiques et sociaux s’effondrent et que ces civilisations sont condamnées à décliner. Il a remarqué également un changement dans les mentalités des individus, de plus en plus caractérisés par un égoïsme individuel, un affaissement du caractère et une moindre aptitude à l’action. La perte de l’idéal entraîne la perte de l’âme, ce qui amène le règne des barbares. C’est ce que l’auteur nomme le cycle de la vie d’un peuple.

À propos de l’auteur :

Gustave Lebon (1841-1931) a fait des études de médecine et il est devenu anthropologue, psychologue et sociologue. Il est considéré comme une personnalité controversée et ses théories n’ont pas fait l’unanimité. Il a rédigé 43 ouvrages en 60 ans, dont des ouvrages sur l’anthropologie et des récits de voyages, après avoir parcouru l’Europe, l’Asie et l’Afrique du Nord. Il recherchait la cause des actions des hommes (biologique, émotionnelle, rationnelle, collective, mystique). Il a créé la bibliothèque de philosophie scientifique au sein de la maison d’édition Flammarion ; cette initiative a connu un grand succès, avec 220 livres publiés. Il a organisé également les « déjeuners du mercredi », qui réunissaient des figures du monde de la littérature et de la politique. « La psychologie des foules » demeure son ouvrage le plus connu et les principes exposés par Lebon ont été les précurseurs de la psychologie sociale ; de nombreux hommes politiques s’en sont inspirés. En 2009, ce livre a été désigné par le journal « Le Monde » comme étant « l’un des vingt livres qui ont changé le monde »