Quand le corps prend la relève, par Jean-Benjamin Stora

Jean-Benjamin Stora, psychanalyste et psychosomaticien, étudie dans cet ouvrage les interrelations dynamiques entre l’esprit et le corps susceptibles de conduire à la maladie et explore la dimension psychique des maladies somatiques. La médecine du corps s’est beaucoup développée au cours des vingt-cinq derniers siècles, alors que la psychanalyse a fait son apparition à la fin du dix-neuvième siècle seulement. Selon l’auteur, les médecins et épidémiologistes ont toujours eu tendance à se montrer réticents envers cette discipline, car il la juge trop subjective et ne la considère pas comme une science. Ce sont les psychanalystes Alexander, Flanders, Dunbar et Deutsch qui sont à l’origine du premier modèle explicatif des somatisations, dans les années 1930-40, permettant d’établir une psychogenèse des maladies ainsi que différents profils de personnalités susceptibles de développer certaines pathologies.

Les études et recherches effectuées à l’Ecole de Chicago ont permis de recenser sept maladies psychosomatiques.  Environ une décennie plus tard, Pierre Marty, chef de file du mouvement psychosomatique en France, a créé un modèle explicatif interreliant processus psychiques et processus somatiques. Selon Jean-Benjamin Stora, trois paramètres sont inséparables et doivent être pris en compte, lors de la survenue de la maladie chez un individu, ce sont les dimensions somatique, psychique et socioculturelle. Les concepts d’énergie métabolique (somatique) et d’énergie libidinale (psychique) sont également cruciaux. Le psychisme doit être à même de gérer ces énergies, qui fluctuent en fonction des excitations auxquelles l’être humain doit faire face dans sa vie quotidienne.

Dans le cas où le système psychique est saturé par les quantités d’excitations qu’il reçoit et ne peut plus les élaborer, il y a sidération de l’appareil psychique et c’est alors le corps qui prend la relève. Tout individu sera donc au cours de sa vie sensible à une large gamme de situations et de stimuli déclencheurs d’émotions liés à ses expériences passées ; toutes nos expériences sensorielles, motrices et émotionnelles du corps ont donné lieu à un encodage et à la création d’une organisation spécifique de notre appareil psychique. Jean-Benjamin Stora se réfère aux recherches de René Spitz, pour faire référence au système cénesthésique, une organisation précoce et viscérale, involontaire et inconsciente, résultant de l’intrication des système neuronaux et biologiques, différente du « système de sentir » adulte, ce dernier correspondant à la fonction diacritique ; la fonction cénesthésique se forme pendant la période pré-objectale, quand le monde extérieur est inexistant pour le nouveau-né, et qu’il n’y a pas de contrôle rationnel par la conscience et cette organisation peut être à l’origine d’explosions d’émotions primaires et de maladies psychosomatiques.

C’est cette même organisation cénesthésique qui interviendra lors des régressions ou des désorganisations de l’appareil psychique.  Selon Jean-Benjamin Stora, deux pulsions jouent un rôle prépondérant dans la structuration du moi d’un individu : la pulsion libidinale et la pulsion agressive ; l’appareil musculaire est le destin privilégié de la pulsion agressive et la pulsion libidinale a des affinités avec les organes internes. L’appareil psychique s’élabore dans un environnement familial, socio-culturel, économique et politique, essentiellement pendant les vingt premières années de la vie ; de nouvelles structurations mentales peuvent également se développer plus tard sous l’influence de l’environnement socioculturel et familial. La combinaison du patrimoine génétique et des événements de la vie va influer sur sa résistance et sa fragilité. Lors de stress ou d’un trauma, l’auteur affirme que « la libido perd ce qui la caractérise en redevenant de l’énergie somatique », ce qui peut engendrer des fluctuations importantes de l’énergie et perturber l’homéostasie (l’équilibre) de l’organisme ; ces oscillations et fluctuations, liées à des événements traumatiques, peuvent entraîner des maladies.

Il qualifie le corps de système complexe instable et l’appareil psychique de système dynamique non linéaire. Il fait référence à Pierre Marty, qui affirmait : « Les maladies somatiques découlent, dans la règle, des inadéquations de l’individu aux conditions de vie qu’il rencontre ». Lorsque l’individu ne peut gérer l’événement auquel il fait face, ni par un comportement, ni par son appareil psychique, ce sont l’appareil somatique et les mécanismes de régulation biologiques qui prennent la relève. Tout changement dans la vie d’une personne (personnel, professionnel, etc.) exige d’ailleurs des capacités d’adaptation psychiques et somatiques. Pour de nombreux malades, il n’est pas envisageable que leur psychisme puisse avoir un rôle quelconque dans le déclenchement de leur maladie ; selon eux, c’est leur corps et pas leur esprit, qui est malade et de telles considérations renvoient aux problèmes de santé mentale et à la crainte de la folie, sujets jugés tabous ou honteux dans nos sociétés occidentales, qui privilégient le modèle biomédical de la maladie et la dichotomie corps-psyché.

Jean-Benjamin Stora insiste également sur la liaison entre émotions, comportements et système immunitaire affaibli, qui va déterminer certaines interactions avec le système nerveux central et l’inscription somatopsychique qui s’en suivra. L’auteur précise que la médecine psychosomatique a considérablement évolué sur une période de 70 ans : née aux Etats-Unis, elle s’est d’abord basée sur l’établissement de profils types de personnalités manifestant certains comportements et associés à certaines pathologies ; ensuite, une approche psychanalytique psychosomatique a été élaborée, puis une approche de psycho-neuro-immunomodulation.

Nos émotions, comportements et pensées seraient transcrits au niveau cellulaire par un encodage. L’auteur insiste également sur l’importance de la dimension culturelle dans la prise en charge des patients, précisant que les croyances peuvent avoir un impact sur la guérison, l’imaginaire de chacun étant peuplé de diverses représentations, liées à la religion, l’histoire, les rites et coutumes de son pays d’origine. Il cite d’ailleurs l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, auteur de « L’influence qui guérit ». Jean-Benjamin Stora décrit également, dans son ouvrage, des cas cliniques auxquels il a été confronté.

À propos de l’auteur :

Jean-Benjamin Stora est psychanalyste, psychosomaticien et psychologue. Il a fondé l’institut de Psychosomatique Intégrative. Consultant de psychosomatique au GHU La Pitié Salpêtrière à Paris, de 1993 à 2015, il a collaboré avec Pierre Marty, fondateur de l’École psychosomatique de Paris dans les années 1960. Jean-Benjamin Stora est également Docteur en droit et Docteur ès sciences économiques et il a fait une carrière d’économiste, avant de se consacrer à la psychanalyse.